Exposición fotográfica de María Cienfuegos. Galería Villena de la Plaza de Armas, La Habana, Cuba. Del 25 de marzo al 3 de mayo de 2010.

viernes, 18 de febrero de 2011

Mémoire instructive pour pénétrer la peau : exposition de Maria Cienfuegos.


Nancy Morejón.

Tout au long du mois d’avril, la galerie de la Bibliothèque Rubén Martínez Villena, dans la Place d’Armes de la Vieille Havane, a présenté une intéressante exposition des photos de la jeune artiste María Cienfuegos Leiseca.

Une fois franchi le seuil du XXI s. , la photographie, l’un des genres artistiques les plus modernes de l’histoire, intègre à ses différents styles des éléments de la technologie et l’électronique pour s’imprégner, parfois, d’un langage mystérieux que la poésie protège, dans son désir de perpétuer une esthétique de l’environnement, marquée par un regard à la flore et la faune de la planète.

C’est le cas de ce que Maria Cienfuegos Leiseca nous montre : un regard observateur qui, derrière la transparence d’un objectif, a fait déborder son imagination et a transformé en poésie le corps d’un poisson, multiplié à l’infini, pour rendre au spectateur le sens biblique et le sens d’une époque de quelques poissons représentant la possibilité de la création et de leur signe, la reproduction de la vie.

Derrière l’objectif, Maria montre son souhait de transformer en métaphore l’entourage de ces poissons que nous reconnaissons, non pas dans leur déplacement sous les eaux, mais lorsqu’ils sont nommés par le scientifique qui les analyse. Ici, le corps du poisson pourrait rappeler la légende marine du « Corps du dauphin », ce poème inoubliable du peintre Fayad Jamis, dont les vers allaient et retournaient au regard d’un animal marin, singulièrement chanté par le poète de Les ponts.

Ces photos d’une étrange beauté nous mènent de la main d’un poisson lune (Vomer setapinnis) se glissant, dans son incroyable splendeur, au long d’une révision instructive du corps d’un autre poisson, jusqu’à toucher un Achirus humeans, ressuscité en 1758 grâce à la nomenclature de Linné. Trois siècles plus tard, María nous invite, d’abord, à faire une promenade montrant, jusqu’au moindre détail, les outils, les formes, les notes de tous ces scientifiques qui ont examiné et stocké la faune marine des îles.

C’est ainsi que se dévoile devant nous cette chronique faite de lumières et d’ombres. Chronique qui fusionne l’immobilité d’un œil de poisson avec cette mémoire qui nous apprend à pénétrer la peau d’un animal mort, rendu vivant grâce à l’instant saisi par l’objectif de Maria, disciple attentive des leçons du français Cartier-Bresson. Leçons qui révèlent un concept que remercie tout assistant à cette exposition, révélatrice de par sa vision du temps et de l’ambiance.

La commissaire de l’exposition, Sara Alonso, accepte l’ordre de l’observation et, en même temps, celui de la métaphore lorsqu’elle fonde son travail sur quatre collages aménagés dans l’espace réduit où est placée cette aventure photographique, tendre, simple et audacieuse, nourrie par le jeune métier de María Cienfuegos Leiseca.

La thèse que cette commissaire montre au spectateur est basée sur l’exploration d’un monde réel, tangible, abordé d’une façon indéniablement onirique, afin de rendre cette espèce de beauté qui émeut et prédit des futurs travaux photographiques. C’est une photographie à la fois biblique et humaine qui nous permet d’entrevoir un fait poétique pur, cœur d’un élément comblé d’eaux, de terre et de futur.


La Havane, 2 mai 2010

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Sara Alonso Gómez
Spécialiste de la Fondation Ludwig de Cuba


Lorsqu’on essaie de dévoiler les hics de l’univers imaginaire proposé par un créateur, de chercher les plus petits détails d’une œuvre d’art, écrire devient alors un acte d’orgueil. C’est comme une violation impudente des frontières de ce genre de mystère qu’on ne veut pas dévoiler par le plaisir que le doute, le désarroi, l’incertitude, provoquent. J’utiliserai mon imagination pour conduire le spectateur à pénétrer la surface, à rencontrer d’autres horizons au-delà de la peau.

Et ailleurs la mémoire…

Le mosaïque des photos exposées à la Gallérie Villena de la Place d’Armes est l’aboutissement de l’évolution artistique et existentiale de María Cienfuegos, dans sa quête inlassable, tout au long de son œuvre, de son propre moi. C’est ainsi qu’elle a commencé à explorer ces frontières, à mettre en question tout ce qui nous oblige à nous penser ou agir partant des vérités préétablies. Le référent devient alors point de départ, essaie d’effacer les limites entre des éléments censés être opposés ou entre des disciplines sans lien apparent Mémoire instructive pour pénétrer la peau propose de nous faire pénétrer un monde où, plutôt que des réponses, nous rencontrerons des questions, immergés dans ce plaisir que le désarroi et le doute provoquent devant ce qui est insaisissable

María s’approprie de spécimens scientifiques afin de recréer une sorte de cabinet qui fait appel à la surprise que l’art provoque, au désarroi produit par certaines « évidences » prétendument tenues comme des certitudes. Dès le début, ce projet part des poissons empaillés et étudiés par le penseur cubain du XIX s. Felipe Poey Aloy. Ce sont les mêmes dessinés par le savant et artiste afin d’être utilisés dans l’illustration de son livre Ichtyologie cubaine, récemment inscrit dans le prestigieux recueil Les Origines de la pensée cubaine

Mais l’artiste n’a pas travaillé ces poissons de la façon traditionnelle où l’on fait appel au classement. En fait, le processus photographique leur accorde une beauté particulière qui les éloigne de leur image réelle un peu grotesque. Les vernis pour la conservation, les coutures, les assemblages du travail de dissection, ainsi que les empreintes du temps sont mis en évidence. Tous ces éléments renforçant leur côté artificiel.

Mémoire instructive (…) explore ce qui « … s’expose dans l’interrelation des disciplines qui, dans ce cas, coïncide avec un espace de la mémoire, qui n’est pas seulement ce dont nous nous souvenons, mais tout ce que nous avons oublié » comme l’affirme l’artiste. Et la photographie – Barthes l’a très bien exprimé- c’est cet art qui se demande comment ou quoi peut vaincre l’oubli et s’impose comme une réalité. L’oubli poursuit toujours un objectif : il est toujours oubli de quelque chose. L’oubli joue avec la censure, avec les limites et la couche qui sépare le moi de l’autre. L’oubli peut retomber sur tout et, en principe, sur l’ordre des choses.

Avec la photographie il y a toujours un archive et un travail à refaire ; la matière est l’archive d’une histoire. L’ensemble présenté dans la gallérie fait allusion, en particulier, à une esthétique de l’empreinte et à la fois à une esthétique de l’archive. Les œuvres sont placées d’abord du côté de l’empreinte : elles veulent pérenniser, mais surtout, comprendre les empreintes de l’histoire dans notre imaginaire personnel, les systèmes de légitimité et la reconstruction d’un passé. Tout est là : le désir d’être éternel, d’être compris, de cerner l’éphémère. Et finalement la matière est recouvrée : matière imaginaire, matière de mémoire, matière d’inconscience, matière métamorphosée par l’acte photographique, matière transformée par ce corps relatif, par ce corps en relation : le corps de rêve. On ressent le désir infini de « recomposer » ces objets par le biais de l’acte photographique, comme si avec eux on pourrait récupérer l’histoire

Une double façon d’agir

L’image photographique est cet espace imaginaire et, à la fois, le processus reliant l’imaginaire et le réel. Le récepteur ne peut, peut-être, ni tout le revoir ni tout le revivre : c’est la nature même de l’art. Il voit le chemin et les itinéraires. Les photos de María nous permettent de voir le toucher et le frôlement, la surface et ce qui est lisse. La peau n’est que cela : une surface obligatoirement frustrante. Et cependant, derrière et avec la même surface, se trouve l’autre. Nous ne pouvons pas fuir le mystère qui s’échappe de ces objets énigmatiques. L’œuvre montre le réel enfuie dans l’imaginaire ; on ne rejette pas le référent, on l’intègre de façon dialectique à cet imaginaire, à cette image et à cet agencement

En ce sens, nous arrivons à un stade suprême de théâtralité : ils ont été « exposés », ils ont dû poser, ils ont été fragmentés dans un acte de déconstruction totale, ils ont modifié leur apparence. Leurs couleurs ont été altérées et leurs fragments ont été dispersés à l’infini dans diverses directions et gammes chromatiques ; enfin, l’ordre a été interverti et le spectateur pourrait se perdre et ne prendre le chemin de retour qu’à partir des textes de classement.

La mosaïque rejette l’unité et l’unicité photographique, afin de composer une autre réalité tout à fait différente. L’autonomie spécifique de chaque photo se brise : elles construisent un tout qui dépasse chacune de leurs parties et compose un autre tout beaucoup plus complexe et ambigu par antonomase. Un équilibre qui n’échappe pas, dans une société, au rapport entre le tout et la partie, s’impose ; un équilibre où la partie ne perd pas sa singularité, mais ne dépasse pas la collectivité,

Cependant, la mélancolie est omniprésente, mais plus froide, plus écartée. Nous sommes alors au cœur de ce qui est photographique : le présent qui est passé ; la présence qui devient absence. Le temps est perdu, l’oubli guette tenant compte de la mort. Et face à cette peur que la perte provoque, María agit de façon inconsciente en reconstituant les formes des corps morcelés, même incluant les vides : ces trous noirs qui composent finalement des images, non pas comme à leurs formes originelles, mais dans la reconstruction fatale d’autres corps, d’autres formes, d’autres silhouettes, d’autres « poissons »…

Nous nous trouvons alors face au “blanc” et au “noir”- le blanc étant les zones de couleur et le noir celles monochromatiques- ; là où le noir montre l’impossibilité de rapprocher un corps de l’autre, les ombres et les détails qui disparaissent en photographie ; et le blanc murmure le frôlement et le rapprochement, l’accès asymptotique de l’autre. C’est peut-être à cause de cela qu’il y a une trajectoire, un passage in crescendo vers le chromatisme, jusqu’au point où la lumière accable et tourmente ou celui où le silence se complète et renvoie à la pénombre.

Nous pénétrons alors dans un univers intermédiaire, entre l’objet de la technique et le corps fragmenté. Les poissons sont entrés dans l’image d’une façon difficile à reconnaitre. Ils ont été éloignés de leur contexte habituel, dans un cycle obligé de restructuration. À la prémisse de Blanchot on pourrait ajouter la condition de possibilité, afin de construire un nouveau système des rapports du réel inventé, ou le flux et pas ----------, la métamorphose et pas la mimesis, la vie et pas la mort, s’imposent comme des nouveaux éléments organisateurs de l’univers sensoriel de l’œuvre.

En effet, d’un côté, la fonction d’une œuvre d’art peut être de ne pas révéler ce qui est visible, mais d’après Paul Klee, de rendre visible, de façon que la condition humaine fictive d’un Balzac photographe nous permette de comprendre notre condition humaine phénoménique ; justement parce que l’œuvre de Balzac est autonome et apporte un sens à notre monde. Et ainsi, ce qui est distinctif de la fiction dans Mémoire instructive…c’est de ne pas avoir une fin. L’inquiétude et la confusion demeurent parce que cette réalité polymorphe et ambigüe rend plus complexe notre perception des choses.

Grâce à l’imaginaire, l’imagination est en essence, ouverte et évasive. Et l’œuvre invite alors à rêver et à pénétrer l’univers des illusions, où les chemins à parcourir seraient infinis et les expériences inépuisables. Le psychisme humain est l’exemple même de l’initiation et la nouveauté, l’expérience de la liberté et de la création.